Récit de vie et 4 intimes

« Je ne me raconte pas. Je n’écris pas sur ma vie. Je mets au jour des réalités enfouies qui existent dans le monde, qui font partie de la condition humaine. »
Annie Ernaux

 

Nous sommes partis du constat suivant : il existe des évolutions de long-terme qui font que l’apparition de l’individu avec son identité et sa quête personnelles, et d’ailleurs aussi de la psychanalyse, au tournant XIXe XXe, arrive à un moment crucial, et même, pourrait-on dire, obligé.

Cela a à voir avec la disparition de structures sociales préexistantes qui donnaient auparavant une place comme prévue d’avance à l’individu.

A partir de la fin du XIVe siècle, se met en place un élément que nous jugeons crucial et qui initie une évolution de longue durée: le « retrait » de la bourgeoisie citadine riche pour « s’organiser à part, en milieu homogène, en familles closes, dans des logements prévus pour l’intimité, dans des quartiers neufs, gardés de toute contamination populaire » (Philippe Ariès). C’est aussi là qu’a été prise la décision de confiner les enfants, la nuit, dans la solitude de la chambre à coucher, là aussi dans un souci de protection (en cas d’épidémie de peste). C’est dans ce groupe social que naissent les notions d’intimité familiale et conjugale. C’est au sein de ce « cocon » que naît, par l’éducation, l’individu nouveau, avec comme exemple princeps Michel de Montaigne, par exemple. Ce modèle familial et social a petit à petit grandi et investi la société tout entière.

Entre la Révolution française et la première guerre mondiale, c’est toute la société d’Ancien Régime qui s’est effondrée, et a pris une forme nouvelle. Partout, cela a remis en question des systèmes structurants qui ont dû changer de fonction, évoluer. Il suffit de citer les corporations, l’église, la noblesse. Parallèlement, l’individu est mis devant la nécessite vitale de se définir autrement qu’en s’insérant dans une place préparée à l’avance.

La vie et le changement deviennent individuels. C’est chaque homme qui est mis face à sa propre quête. L’inconscient, qui était auparavant projeté dans le social, se retrouve individualisé et entre lui aussi dans le champ de l’intime. On est passé de Montaigne à Nietzsche …
Quand il proclame et constate que « Dieu est mort », c’est qu’il vit l’effondrement d’une structure majeure, parmi d’autres. Ce faisant, il découvre que ce sont des pans d’inconscient qui font irruption et qui le submergent. Et il en paiera le prix fort, celui de sa santé mentale. Regardons la citation complète, dans « Le Gai Savoir » livre 3.

 » Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau.

— Qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement — ne fût-ce que pour paraître dignes d’eux ? »

A sa lecture, plusieurs questionnements apparaissent qui nous mettent au cœur de l’utilisation que nous faisons de l’histoire-anthropologie en récit de vie. Un des rôles de la psychanalyse, ou celui d’autres types de thérapies, est d’accompagner l’individu nouveau, issu de l’effondrement de structures psycho-sociales majeures, et, de ce fait, confronté à l’irruption de contenus inconscients ingérables socialement.

Le rôle que nous nous donnons est d’accompagner la personne dans la découverte de son histoire personnelle, familiale et sociale. Le récit de vie se pose en tant que processus créatif. Un processus qui postule que les conditions de la créativité personnelle résident dans la fluidité avec laquelle un individu peut incarner socialement qui il est.

Il nous semble maintenant que les conséquences des décisions prises par la famille citadine riche de la fin du XIVe siècle ont investi toute la société. Que l’intimité réservée aux domaines familial et conjugal a pris une place si importante qu’elle a créé des dysfonctionnements au point de mettre à grande distance la relation avec le groupe social. Ce sont ces dysfonctionnements que la psychanalyse accompagne en partant de l’individu et de ses blessures psychiques. Ce faisant, le danger est de focaliser la personne sur l’observation d’elle même, sa richesse intérieure comme seule capable de la vivifier.

Donc, de couper de l’enrichissement par les changements opérés dans la plongée dans la vie sociale. Le risque est d’amplifier encore ce retrait, cette coupure du corps social, que nous signalions plus haut, et qui peut aboutir à un désert. Cet individu, né, grandi et éduqué au sein de l’intimité de la famille restreinte est maintenant en grande partie amputé de toute relation intime avec le ou les groupes sociaux. La relation au groupe est devenue codifiée, instrumentalisée ou mise à distance. En société, nous sommes devenus spectateurs du rôle que nous jouons et de ceux joués par les autres …

Il nous semble que le travail qui est devant nous est de retrouver un lien social nouveau qui parte de l’individu et de l’intime. Car c’est la richesse que nous avons acquise maintenant, le fruit de notre histoire de long terme. Les groupes de récit de vie mettent en place et font vivre ces liens d’une nature nouvelle afin qu’ils soient réinvestis et amplifiés dans les autres domaines de la vie sociale.

Dans ce cadre, nous trouvons une importance majeure à mettre au jour les évolutions de très long terme, anthropologiques. Et, ainsi, amplifier l’accompagnement en récit de vie, avec l’observation des structures inconscientes autrefois projetées dans l’organisation sociale, mais aussi dans les mythes et les contes …

Pour cela nous opérons un tri et présentons ce qui, dans le champ historique et anthropologique, rejoint le domaine du récit de vie. En un mot, nous cherchons ce qui est « touchant ». C’est-à-dire ce qui est une reconnaissance, en soi, de quelque chose d’archaïque, qui a une longue histoire, à quoi nous avons pourtant donné une forme personnelle et actuelle, mais à partir de laquelle nous pouvons retrouver un lien, renouvelé et vivant, avec le groupe.

Dans ce cadre, nous portons l’attention la plus grande, dans notre accompagnement, à ce qui ce qui est en train de muter de façon cruciale :

L’intime en général
Le couple et la famille
Les relations enfant-père et enfant-mère
Le lien au clan des hommes et le rôle des structures masculines
Comment l’identité personnelle détermine les liens sociaux que la personne tisse. Et comment le lien social façonne l’identité personnelle …

Denis Carvin

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